jeudi 16 décembre 2010

L'Homme est un loup pour l'Homme...

Blessés de Percival Everett.

Editions poche Babel, novembre 2008, 270 pages.

Résumé: Voilà des années que John Hunt, qui a maintenant atteint la quarantaine, a choisi de se détourner de la société des hommes en allant vivre dans un ranch où, aux côtés d'un oncle vieillissant, il élève des chevaux. Mais le fragile éden de ces deux hommes noirs dans le grand Ouest américain vient à se fissurer : un jeune homosexuel est retrouvé dans le désert battu à mort, un fermier indien découvre deux de ses bêtes sauvagement assassinées, et l'inscription « Nègre rouge » en lettres de sang dans la neige... C'est dans ce contexte menaçant que John s'interroge sur ses choix de vie depuis la mort tragique de sa femme, sur les silences coupables qui couvrent les agissements d'un inquiétant groupe néonazi, sur la fin imminente de l'oncle Gus, sur l'amour, enfin, qu'une jeune femme vient réveiller en lui...
Mon avis: Poignant. Percutant. Déstabilisant. Ces termes définissent ce qui m’a ébranlé au plus profond de moi lors de la lecture des derniers mots du texte. La dernière page se ferme, et un indéfinissable malaise nous étreint, une émotion forte vient nous ébranler de part en part, comme une puissance délivrée dans l’élan narratif du roman et qui explose dans un dénouement des plus tragiques. Rarement des romans auront autant soulevé un tel sentiment d’horreur, d’incompréhension et d’impuissance pour le lecteur. On est ici en présence d’un roman sur le drame de la vie dans ce qu’elle a de plus fragile, de plus éphémère et de plus terrible. L’émotion est à son comble, elle est viscérale.

Le roman se bâtit sur une intrigue croissante qui évolue dans un sens tragique, on sent poindre à chaque page le drame imminent. Les ombres de la mort hantent l’écriture de Percival Everett et rôdent inexorablement autour du ranch de John Hunt. Les menaces font signe tout le long du roman: le coyote brûlé vif, un meurtre à caractère homophobe, l’altercation entre les deux rednecks et Robert et David, du bétail massacré, du sang dans la neige… Cet ensemble prépare peu à peu le coup de théâtre final où va se jouer toute la symbolique du roman. Il est tout de même important de souligner que Blessés traite avant tout de la haine sexuelle, ici l’homophobie, plutôt que de la haine raciale. Cependant, des allusions sur le racisme sont soigneusement intercalées dans le roman et permettent de tisser une toile de fond rurale peu réjouissante comme le décrit le narrateur à Robert qui l’interroge sur les ennuis qu’il a pu rencontrés concernant sa couleur de peau dans ces régions reculées: « Evidemment petit, on est en Amérique. Il y en a, des fanatiques. (…) Par ici c’est plein d’imbéciles sans la moindre ouverture d’esprit » (p.72). Cette Amérique personnifiée par l’intolérance et la violence des haines en tous genres est reprise dans ces méditations du narrateur aux pages 47 à 48: « (…) je lus les articles concernant le meurtre de l’homosexuel. Tous [les journaux] donnaient à peu près la même version (…) la mise en cause implicite , pour ne pas dire la dénonciation ouverte, de l’intolérance maladive qui sévissait en milieu rural et dans l’Ouest en général. Je ne pus qu’approuver: cette maladie s’appelait l’Amérique. » (p.47-48)

Le roman est l’écho tragique de toutes ces haines qui s’entremêlent, et ne laisse apparaître qu’une unique issue fatale, comme un voile de pessimisme, voire de fatalisme, quant à l’existence de ce fléau qu’est l’intolérance et qui vient gangrener l’Amérique. Cette dénonciation sans détour de Percival Everett est d’autant plus forte qu’elle est sous-entendue par une écriture en apparence simple et dirigée vers l’essentiel, vers l’intérêt dramatique du récit. Mais au-delà, derrière les lignes se dégage les forces de l’implicite qui viennent donner une dimension universelle au récit. Le roman s’apparente alors à un cri déchirant, hurlement de révolte impuissant qui se perd dans le néant de la nature humaine, « l’Homme est un loup pour l’Homme » (Hobbes).

Par certains aspects, Blessés m’a évoqué cette littérature américaine des grands espaces où la nature, dans tout ce qu’elle a de plus grandiose et infinie, vient appuyer la croyance en la paix que l’homme retrouve loin de ses semblables, mais qui, parfois, se révèle autrement plus cruelle et souligne au contraire la grande vulnérabilité de l’être humain. Ainsi le roman Julius Winsome de l’américain Gerard Donovan raconte l’histoire d’un homme vivant en ermite au cœur d’une forêt ayant pour seule compagnie son chien, répondant au nom ô combien symbolique de... Hobbes! Ce dernier sera tué par des chasseurs et son maître blessé, effondré dans la perte, va tenter de venger son fidèle compagnon. La folie humaine dans tout ce qu’elle a de plus triste et désespérée est ici évoquée. Mais la comparaison s’arrête là, car Gerard Donovan n’est pas un auteur noir, et son roman ne traite pas des haines raciales ou sexuelles.

Blessés est pour moi une réussite magistrale qui parvient à hisser notre sentiment d’horreur à un niveau rarement atteint et qui vient bouleverser notre vision de la société qui est révélée ici sous son jour le plus sinistre. Ainsi, on peut considérer cette grotte qui fait l’objet de quelques passages du roman, et notamment de ses premières lignes, comme le symbole d’un abri contre la violence extérieure, contre les déchaînements mortifères du dehors, mais cet abri n’est que bien peu de protection face à l’inéluctable.

Un roman émouvant, qui donne un coup de poing à notre conscience. COUP DE COEUR!

4 commentaires:

  1. Waouh ! Quel avis et quel bouquin ! Je note :)

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  2. Quel beau billet ! Je ne connais pas encore Percival Everett, mais tu me donnes envie de le découvrir avec cet opus !!

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  3. Après un billet comme celui ci on ne peut que le rajouter à sa liste de courses !!^^

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  4. @ Belledenuit, Céline, Bruno: vous ne le regretterez pas, ce livre est une perle rare, j'espère que vous l'apprécierez autant que moi, il me tarde de lire vos avis :D !

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